Je reproduis ici un article paru sur le blog Je Putréfie le Patriarcat.
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Les stratégies de répression antiféministes: partie 1
[Ce post s’inscrit dans une longue série d’articles à venir sur la critique des stratégies internes de destruction du féminisme. Voici déjà l’introduction.]
Introduction
Une réquisition virile de notre mouvement
A chaque avancée féministe, la confrérie des hommes et ses différentes sectes (religieux, universitaires, scientifiques, médecins, psychanalystes, artistes, pornographes, proxénètes, conjoints violents, masculinistes, etc.) ont organisé un retour de bâton parfaitement orchestré pour briser le mouvement féministe de l’intérieur comme de l’extérieur, censurer les œuvres, rendre obsolètes les acquis en droits arrachés par les femmes, récupérer les théories et positions féministes pour les vider de leur sens et accélérer par tous les moyens le déferlement de propagande de haine contre les femmes. Comme l’explique Andrea Dworkin[1], les féministes radicales des années 70, à l’aune de leurs révoltes contre la société patriarcale des hommes, ne soupçonnaient pas le déchaînement contre elles qui s’ensuivrait.
« It is my impression that at the beginning of the women’s movement – and I wasn’t here for it, I was living in Europe at the time – people were very excited and thrilled and celebrational and all those words that I think are fairly good words: arrogant and pushy and brazen. However, they apparently didn’t anticipate that people who had power were not going to be thrilled to give it up and might actually start fighting back. When they started fighting back some blood was going to flow because they have the means to hurt you very badly. We have lost that middle ground because the retaliation against feminists has been very serious and very systematic. Now women are making decisions for individual survival over political solidarity and political, what I would call, honour. »
Andrea Dworkin, in “Dworkin on Dworkin”, 1990
Dans cet article, je vais passer en revue différentes stratégies antiféministes qui sévissent depuis les années 80 dans les milieux féministes euro-anglo-américains, et qui causent des dégâts monstrueux au sein de ces milieux. Cet article se base sur de nombreux écrits de féministes de toutes générations qui ont documenté différents aspects et étapes historiques des représailles antiféministes et témoignent aussi des stratégies menées contre elles-mêmes. Il se base également sur des expériences vécues dans le milieu militant, observées ou racontées par d’autres femmes, ainsi que sur mon expérience de la blogosphère féministe anglo-américaine où j’ai pu directement observer les mécanismes d’attaque et de récupération. Je me concentre ici sur les stratégies de destruction du féminisme par l’intérieur, et notamment comment le féminisme a été réquisitionné de façon systémique par certaines institutions patriarcales : les universités.
Là où les hommes n’avaient pas accès aux espaces féministes crées par les femmes pour elles-mêmes, il leur fallait trouver des moyens pour stopper la possibilité que les femmes accèdent à la prise de conscience du système de domination des hommes, notamment en bloquant l’accès à tous les écrits développés par les féministes radicales de la deuxième vague. Une des solutions a été de refaçonner de toutes pièces un faux-féminisme pour y leurrer les femmes avides de connaissances, dans ce qui était en fait de vieilles théories patriarcales remises à neuf. A partir des années 80, peu après l’ouverture des premiers centres d’études de femmes principalement aux Etats-Unis et en Angleterre (aujourd’hui remplacés par « études de genre » ou « gender studies »), de plus en plus de chercheuses « radicales » ont été placardisées, les textes radicaux bannis des bibliographies, et à la place ont été coopté des femmes qui reprenaient les traditions philosophiques des hommes (marxisme, socialisme, libéralisme puis le postmodernisme) en faisant passer leur travail pour féministe.
Dans son préface du livre A passion for friends, Janice Raymond explique cette division entre les « féministes socialistes » androcentrées[2] et les féministes radicales, centrées sur les besoins, réalités et intérêts des femmes ; bien évidemment, dit-elle, c’est aux féministes socialistes que l’on accorda le droit de définir le féminisme, puisque ce sont elles à qui les hommes ont donné des positions de recherche et d’enseignement dans les universités. Ces femmes générèrent des bibliographies, des cursus et des typologies du féminisme auxquelles des générations entières d’étudiantes sont venues à identifier ce qui était le féminisme « acceptable » ou « inacceptable ».[3]
Alors même que les hommes au pouvoir déniaient aux féministes radicales l’accès aux médias, à la publication, aux postes universitaires et à toute forme de visibilité publique – tout en les caricaturant de manière haineuse et en les traînant publiquement dans la boue, pour l’exemple – les « faux-féminismes », étaient promus comme unique modèle féministe dans les universités et leurs versions vulgarisées massivement diffusées dans les médias et par les industries capitalistes/patriarcales. Hormis quelques îlots, ce matraquage a été tellement efficace qu’aujourd’hui ces théories ont pris siège dans presque tous les milieux féministes, en particulier chez les jeunes générations qui pour la plupart ne connaissent que ces versions tordues et dénaturées du féminisme.
Mon intérêt ici est de décrire l’impact concret de cette réquisition virile du féminisme sur les femmes dans les milieux militants, et sur l’avenir du mouvement féministe en général. Car dans la pratique des collectifs féministes, ces théories s’implantent et se maintiennent toujours par la terreur, ce qui a des effets désastreux sur la capacité de mobilisation des femmes et leur intégrité psychique et physique – je m’attacherai donc à décrire les différents mécanismes d’agression par lesquels s’installent ces théories qui paralysent toute pensée et action, et de proposer des moyens d’assurer notre protection. J’ai pu constater cela par moi-même à de nombreuses reprises, et ce quel que soit la région en France, quel que soit le pays et le moyen : je l’ai vu à Paris, Toulouse, Caen, Lyon, Grenoble, Strasbourg, Lille (et j’en passe), mais aussi en Allemagne, Espagne, Italie, Angleterre, Suède, Norvège, Roumanie, Pologne, Russie, au Canada et aux Etats-Unis. Je l’ai vu en interaction de groupe, dans des réunions et AG de collectifs, dans des interactions interindividuelles et informelles, par internet, les blogs, par écrit, par des tracts, des articles…
Dans un deuxième temps, je démontrerai la misogynie et l’antiféministe des différents faux-féminismes que j’ai identifiés, et décrirai la manière dont ils sont utilisés pour réduire les femmes au silence en jouant sur l’inversion de la culpabilité, la honte et la peur. Je peux vous assurer que certaines sont d’une misogynie si caricaturale que j’en ai ri.
Les étendards faux-féministes que j’ai pu identifier sont les suivants, qui, selon le contexte, sont utilisés avec des degrés variés de virulence :
Certaines d’entre vous seront sans doute surprises de voir telle ou telle catégorie incluse dans la liste. Peut-être que vous vous reconnaissez dans une de ces idéologies ou même que vous sentez ma critique comme injuste et disproportionnée. Votre réaction est normale, car ces théories sont celles qui sont le plus largement promues comme LE féminisme contemporain et elles ont été conçues de manière à convaincre le plus grand nombre de femmes. Mais si j’ai identifié ces idéologies comme faux-féministes c’est parce qu’en recherchant sur chacune d’elles, j’ai constaté que toutes avaient cela en commun :
(1) ces idéologies ont d’abord été conçues et pensées par des hommes
(2) elles sont à l’image des expériences et de la réalité des hommes dans le patriarcat
(3) elles reflètent strictement la manière dont les hommes vivent l’oppression, donc excluent de fait le vécu et la réalité des femmes de l’oppression par les hommes
(4) elles reflètent strictement la manière dont les hommes perçoivent les femmes et interagissent avec elles dans le patriarcat
(5) elles défendent l’intérêt des hommes à maintenir leur domination sexuelle sur les femmes, à masquer cette domination et à inverser la responsabilité
(6) les femmes ne sont ni les agentes ni les bénéficiaires de ces idéologies, mais reproduisent ces idéologies en l’absence d’accès à des alternatives
(7) leur mode d’inculcation se fait par : attaques ad nominem, intimidations, diffusion massive et surreprésentation avec censure et stigmatisation des connaissances féministes radicales qui s’y opposent, manipulation, force et terreur.
Les effets dévastateurs de ces idéologies et de la manière dont elles sont inculquées sont multiples et sans doute incalculables, mais toutes servent l’objectif suivant : que les femmes ne se libèrent pas de la suprématie des hommes et que leur conscience reste dominée. Car tant que notre conscience est colonisée, tant que notre esprit demeure subjugué, fragmenté et paralysé par la peur et par leurs mensonges, notre liberté ne sera qu’illusion.
[Suite dans la prochaine partie: le postmodernisme].