Selon moi, elle exprime la maladie des parias, l’espoir d’effacer la tâche humaine, quitte à s’effacer une fois pour toutes. Mais croire que la mort, mieux que la naissance, ouvre les portes de l’humanité est encore un mensonge tissé par ceux qui veulent nous exterminer.
La nuit, lorsque je dors.
La nuit, lorsque je dors et qu’un ciel inutile
Arrondit sur le monde une vaine beauté,
Quand les hautes maisons obscures de la ville
Ont la paix des tombeaux d’où le souffle est ôté,
Il n’est plus, morts dissous, d’inique différence
Entre mon front sans âme et vos corps abolis,
Et la même suprême et morne tolérance
Apparente au néant le silence des lits !
*
Il n’est pas un instant.
Il n’est pas un instant où près de toi couchée
Dans la tombe ouverte d’un lit,
Je n’évoque le jour où ton âme arrachée
Livrera ton corps à l’oubli.
Quand ma main sur ton coeur pieusement écoute
S’apaiser le feu du combat,
Et que ton sang reprend paisiblement sa route,
Et que tu respires plus bas,
Quand, lassées de l’immense et mouvante folie
Qui rend les esprits dévorants,
Nous gisons, rapprochées par la langueur qui lie
Le veilleur las et le mourant,
Je songe qu’il serait juste, propice et tendre
D’expirer dans ce calme instant
Où, soi-même, on ne peut rien sentir, rien entendre
Que la paix de son coeur content.
Ainsi l’on nous mettrait ensemble dans la terre,
Où, seule, j’eus si peur d’aller ;
La tombe me serait un moins sombre mystère
Que vivre seule et t’appeler.
Et je me réjouirais d’être un repas funèbre
Et d’héberger la mort qui se nourrit de nous,
Si je sentais encor, dans ce lit des ténèbres,
L’emmêlement de nos genoux.
*
En un poème, elle saisit les conséquences de l’emprise imposée aux femmes au nom du couple dans un patriarcat : étiolement de soi et dépersonnalisation. Effets de la « médiatisation de la conscience » comme l’analyse Nicole Claude Mathieu (1985) ou de « l’idéologie de l’amour » comme la définit Pascale Noizet. La dernière phrase, lucide, éclaire un chemin dans notre libération.
J’ai travesti, pour te complaire,
Ma véhémence et mon émoi
En un coeur lent et sans colère.
Mais ce qui m’importe le plus
Depuis l’instant où tu m’as plu,
C’est d’être un jour lasse de toi !
– Je perds mon appui et mon aide,
Tant tu me hantes et m’obsèdes
Et me deviens essentiel !
Je ne vois la vie et le ciel
Qu’à travers le vitrail léger
Qu’est ton nuage passager.
– Je souffre, et mon esprit me blâme,
Je hais ce harassant désir !
Car il est naturel à l’âme
De vivre seule et d’en jouir…
*
Anna de Noailles est aussi l’artiste de la contemplation philosophique.
A la nuit
Nuits où meurent l’azur, les bruits et les contours,
Où les vives clartés s’éteignent une à une,
Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour
Descendent mollement et dansent à la lune,
Jardin d’épais ombrage, abri des corps déments,
Grand coeur en qui tout rêve et tout désir pénètre
Pour le repos charnel ou l’assouvissement,
Nuit pleine des sommeils et des fautes de l’être,
Nuit propice aux plaisirs, à l’oubli, tour à tour,
Où dans le calme obscur l’âme s’ouvre et tressaille
Comme une fleur à qui le vent porte l’amour,
Ou bien s’abat ainsi qu’un chevreau dans la paille,
Nuit penchée au-dessus des villes et des eaux,
Toi qui regardes l’homme avec tes yeux d’étoiles,
Vois mon coeur bondissant, ivre comme un bateau,
Dont le vent rompt le mât et fait claquer la toile !
Regarde, nuit dont l’oeil argente les cailloux,
Ce coeur phosphorescent dont la vive brûlure
Éclairerait, ainsi que les yeux des hiboux,
L’heure sans clair de lune où l’ombre n’est pas sûre.
Vois mon coeur plus rompu, plus lourd et plus amer
Que le rude filet que les pêcheurs nocturnes
Lèvent, plein de poissons, d’algues et d’eau de mer
Dans la brume mouillée, agile et taciturne.
A ce coeur si rompu, si amer et si lourd,
Accorde le dormir sans songes et sans peines,
Sauve-le du regret, de l’orgueil, de l’amour,
Ô pitoyable nuit, mort brève, nuit humaine !…
*
Encore un magnifique poème, transmis par une lectrice :
C’est l’hiver, le ciel semble un toit
D’ardoise froide et nébuleuse,
Je suis moins triste et moins heureuse.
Je ne suis plus ivre de toi !
Je me sens restreinte et savante,
Sans rêve, mais comprenant tout.
Ta gentillesse décevante
Me frappe, mais à faibles coups.
Je sais ma force et je raisonne,
Il me semble que mon amour
Apporte un radieux secours
À ta belle et triste personne.
Mais lorsque renaîtra l’été
Avec ses souffles bleus et lisses,
Quand la nature agitatrice
Exigera la volupté,
Ou le bonheur plus grand encore
De dépasser ce brusque émoi,
Quand les jours chauds, brillants, sonores
Prendront ton parti contre moi,
Que ferai-je de mon courage
A goûter cette heureuse mort
Qu’au chaud velours de ton visage
J’aborde, je bois et je mords ?
*
Découverte qui m’a permis de trouver ce blog consacré à Anna de Noailles …. et ce site qui reproduit deux de ses recueils.
Le silence répand son vide.
Le silence répand son vide;
Le ciel, lourd d’orage, est houleux;
On voit bouger, tiède et limpide,
Le vent dans un mimosa bleu.
Prolongeant sa douceur étale,
Le jour ressemble aux autres jours;
Un craintif et secret amour
Rêve,sans ouvrir ses pétales.
Ainsi, pour longtemps en jouir,
La Hollande, en ses vastes serres,
Par des blocs de glace resserre
Les tulipes qui vont s’ouvrir.
*
(Mortelle pensée)
Aucun jour je ne me suis dit
Que tu pouvais être mortelle.
Tu ressembles au paradis,
A tout ce qu’on croit éternel !
Mais, ce soir, j’ai senti, dans l’air
Humide d’un parc triste et blême,
La terreuse odeur des asters
Et du languissant chrysanthème…
Quoi! tu peux mourir ! et je t’aime !
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Angélique Ionatos l’a mise en musique.